Tatouage

Publié le par pandora

J’ai un tatouage particulier, un souvenir qui ne me quitte plus et me ramène des années en arrière.  La cicatrice indélébile d’une période que je préfèrerais oublier, mais que je me refuse pourtant à faire effacer comme mes enfants ou mon dermatologue me le suggèrent : A quoi bon remplacer une cicatrice par une autre, ce qui a été a été. A moi de faire avec, à moi d’assumer ce passé. Pour ne jamais oublier.
En plus ce tatouage sait se faire discret en fonction de mon habillement et sa localisation n’est pas trop visible. Je peux le cacher quand je mets des manches ou une chemise.
Mais qui a envie de porter des manches en permanence, même quand il fait 35° sous un soleil de plomb ?
A l’inverse qui a envie de se faire ramener à une période difficile de sa vie par des importuns qui posent des questions indiscrètes en le voyant?
Cruel dilemme !
Je vois que j’ai titillé votre curiosité et que vous vous interrogez sur la nature de ce tatouage et sur ce passé difficile en commençant à élaborer des hypothèses.
Non, je n’ai pas de cœur traversé d’une flèche avec le prénom de mon épouse tatoué sur mon deltoïde gauche (au plus près du cœur), elle n’aurait pas apprécié ce geste. Ce n’est pas non plus le nom d’une de mes anciennes petites amies qui aurait été barré secondairement, non quelle horreur ! J’ai été l’homme d’une seule femme, ma femme Rachel, paix à son âme.
Ce ne sont pas non plus des messages qui diraient « mort aux flics » ou « vive l’anarchie », les souvenirs d’une rébellion de mes jeunes années, fougueuses et rebelles dont il me faudrait supporter la bêtise aujourd’hui encore.
Non, ce tatouage est une suite de chiffres, six pour être précis qui pourraient être gravés dans mon cœur, au lieu de mon avant-bras, tant ils ont marqué ma vie et font partie de moi. Ce n’est pas la combinaison d'un coffre en Suisse, ni les six chiffres qui m’ont permis de gagner au loto. Non.  S’ils me font parfois me réveiller en sursaut la nuit, même encore aujourd’hui 65 ans plus tard, c’est pour me ramener aux cris et aux odeurs, à la faim et aux pleurs, à la promiscuité et la violence. A la mort.
187466 est le numéro que je portais dans le camp où j’ai été déporté à l’âge de 14 ans avec ma famille. Le numéro d’écrou d’une peine à laquelle j’ai été condamné, pour un crime qui n’en est pas un : Je suis juif. Le numéro de loterie pour un séjour en enfer. Dont je suis le seul de ma famille à être revenu. Et dont le souvenir me hante encore et encore, me ramenant à une barbarie dont vous ne pouvez pas avoir idée, et j’en suis sincèrement heureux pour vous.
Mais je ne sais vraiment plus quoi penser aujourd’hui.  J’ai pris cet après-midi le bus qui me conduit au parc des Buttes Chaumont où j’aime tellement me promener, dans un bus bondé où je me tenais debout en tenant la main courante car on ne cède plus sa place assise aux personnes âgées. Le bas de la manche de ma chemise a glissé, dévoilant mon tatouage et un adolescent d’une quinzaine d’années, debout à côté de moi l’a vu. Il m’a alors montré fièrement le sien, un code barre avec quelques chiffres situé à la base de sa nuque qui m’a fait frémir, en me disant avec un sourire de connivence « Vous avez vu Monsieur, j’ai presque le même».
Je n’ai pas su quoi lui répondre. Je ne sais pas ce que j’aurais pu lui répondre…
Et alors que je marche dans mon parc préféré, mes yeux se brouillent en pensant à mes parents, à ma petite sœur Esther et à mon frère Simon, à ma tante Judith, et à tous ceux qui sont partis avec moi pour ne plus revenir.
Et je me demande quelle est cette société où les adolescents se font tatouer de leur plein gré, et avec l’autorisation de leurs parents, de telles choses quand je donnerais tout ce que j’ai, et plus encore, pour ne jamais avoir reçu le mien.
Qu’avons-nous appris ? Est-ce que tout est déjà oublié ?

Pour réfléchir encore sur le devoir de mémoire, un lien que m'a gentiment donné Pat la Fourmi, merci à elle:
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2008/02/19/une-gentillesse-trop-brutale-par-boris-cyrulnik_1013187_3232.html

Publié dans textes

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E
C'est un texte magnifique, merci.
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P
<br /> Merci à toi ;-)<br /> <br /> <br />
F
Avec ma présence
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D
c'est vrai que se faire inscrire des choses sur le corps de manière indélébile peut sembler débile, voire animal. Mais pour les jeunes , il paraît que c'est une façon de s'identifier à un groupe... Une façon comme une autre de voir les choses.
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N
BELLE HISTOIRE ...QUE DIRE ? deux mondes dans le même où l'enfer côtoie encore l'insouciance..bises J'ai parlé de "l'idée" de sarko...
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O
c'est certain que la signification de tatouages choisis,comme décoration permanente ou appartenance ..ect,n'est pas la même que celle indélébile ,comme une cicatrice,témoin d'une époque de haine...Il y a des personnes que ça peut choquer...Bisous
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